Questions contemporaines autour de l’analyse laïque (novembre 2016)
Le contexte législatif actuel autour de la pratique de la psychothérapie, ma position de laïque (ma formation première est docteur en bioingénieurie) m’ont poussé à la relecture du texte de Freud « La question de l’analyse profane »[1], écrit afin de défendre Theodor Reik, aux prises avec la justice pour exercice illégal de la médecine.
Je constate tout d’abord l’actualité de ce document qui a plus de 90 ans. En effet, si de prime abord le texte se focalise sur la défense de la psychanalyse face à la volonté de mainmise de la médecine, on peut lire entre les lignes qu’en fait Freud souhaite protéger la psychanalyse de toute allégeance, que se soit à la médecine, la religion, l’état, ou tout autre forme d’institution. La question est donc toujours d’une brulante actualité, dans notre société ou les questions économiques et de gestion poussent l’état à appliquer aux professionnels du soin, des critères et exigences dits scientifiques pour la certification de leurs compétences et pour l’évaluation des résultats de leur travail.
Freud nous livre là une argumentation très fouillée qui vise à démontrer la spécificité de la psychanalyse, le fait qu’elle soit irréductible à la technique médicale, et la nécessité d’une formation approfondie et spécifique pour accéder à sa pratique. Pourvu que cette formation soit acquise, médecins (aujourd’hui on pourrait dire aussi psychologues) ou profanes peuvent exercer cette profession. Il va jusqu’à proposer la création d’une école supérieure de psychanalyse, proposant une liste de matières qui devrait y être enseignées mais sans en définir les modes de fonctionnement. Au travers de cette école, il s’agirait donc de transformer médecins et profanes en psychanalystes.
Au terme de cette lecture, je reste pour ma part avec la constatation assez intrigante qu’après seulement 30 années d’existence (« La question de l’analyse profane » a été rédigée en 1926) cette discipline qu’est la psychanalyse, inventée par un médecin et diffusée majoritairement dans le milieu médical, comptait un grand nombre d’analystes dit profanes (40% dans la Société Britannique, selon Jones). Il me semble qu’aucune autre pratique, née de la médecine, n’a donné lieu à une laïcisation d’une telle ampleur ; on n’imagine pas un gastro-entérologue ou un neurologue exercer sans diplôme officiel. Malgré la création des formations supérieures en psychologie, qui assurent un enseignement des théories psychanalytiques (bien que cela soit de moins en moins vrai ces dernières années), les analystes profanes ont toujours été, et sont toujours, présents en nombre non négligeable dans les sociétés psychanalytiques. Par ailleurs il faut souligner également que le rêve de Freud d’une école supérieure de psychanalyse n’a jamais vu le jour.
L’émergence et le maintien d’un grand nombre d’analystes profanes pourrait s’expliquer par le fait des résistances à la psychanalyse rencontrées au départ dans le milieu médical, ce qui a éloigné les médecins de cette pratique, laissant alors le terrain libre aux analystes profanes. Mais cette explication ne vaut que pour les tous débuts de la psychanalyse ; il y a très certainement une autre raison, beaucoup plus fondamentale à cet état de fait : l’analyse, par son pouvoir émancipateur intrinsèque, initie, favorise et même autorise (si ce n’est toujours dans les faits, tout au moins en pensée) l’éclosion, parmi une population laïque (par rapport aux métiers du soin en général) du désir de devenir analyste. L’émergence et la persistance de l’analyse profane est donc irrémédiablement liée aux fondements mêmes de la psychanalyse. C’est ainsi que J.-B. Pontalis affirme dans la préface au texte de Freud que « la question de l’analyse profane, c’est la question de l’analyse elle-même».
La perpétuelle relecture des savoir institués, y compris du savoir analytique, l’ouverture vers les autres disciplines, et je n’en exclus ici aucune (des sciences exactes aux savoirs ancestraux), et surtout le caractère absolument créateur de l’analyse, fait de tout analyste, ainsi que le disait Winnicott[2], un chercheur (par plaisir sans doute, mais aussi par nécessité, la singularité de chaque patient appelant une recréation à chaque analyse) et un profane en toute chose ou presque. Car qu’on soit médecin, psychologue ou laïque, chaque excursion que la psychanalyse nous fait faire en dehors de notre domaine de formation initial (et on sait que ces excursions sont nombreuses, on pourrait même dire qu’elles sont constitutives) nous renvoie à notre position de profane. Plus encore, l’analyste est profane car la connaissance nécessaire au traitement de l’analysant lui manque encore ; il la construira en cours de route, à partir de ce qu’il sait déjà bien sur, mais surtout à l’écoute du patient, en même temps que lui. Ainsi le psychanalyste trouve-t-il dans les productions humaines au sens large le matériau lui permettant d’approcher le fonctionnement du psychisme et l’inspiration pour décrypter le language de chaque patient, la clef voute de cet exercice tenant dans la reconnaissance de l’existence de l’inconscient et de la possibilité d’y accéder. Ce caractère profane généralisé est probablement la raison pour laquelle l’école supérieure de psychanalyse, un temps rêvée par Freud, n’a jamais vu le jour.
Néanmoins, comme si elles voulaient se montrer fidèles aux souhaits de Freud, les écoles de psychanalyse sont des lieux d’ouverture vers l’extérieur et ce à plusieurs titres. Les rencontres avec des écrivains, des danseurs, des philosophes, des archéologues ne sont pas rares et cela sous diverses formes (par des lectures, à l’occasion des séminaires, de manière directe lors des conférences, etc…) et ces enrichissements inspirent la clinique et sans aucun doute les théorisations issues de ces cliniques. Mais de ce regard posé sur le monde, il ne faut pas négliger non plus, comme le faisait remarquer M. Schneider, dans l’introduction de son livre « La souffrance aux sources de l’éthique »[3] le pouvoir de mise à distance: « Ce qui est rencontré à l’extérieur de soi [et donc rencontré par le regard] ne saurait être logé à l’intérieur de soi ». Il me semble que ce mode d’ouverture est donc caractérisé par le fait qu’il s’agit en quelque sorte d’émettre vers l’extérieur des tentacules porteuses d’ocelles, et par ce biais, de ramener sélectivement quelque chose vers l’intérieur, une connaissance ou encore une perception du monde.
Quelle est la place de l’analyste profane dans ce dispositif ? N’est-il pas celui qui fait effraction, attiré qu’il est par les ouvertures crées et se frayant un chemin vers le cœur de la psychanalyse ? Cette ouverture là, qui consiste à laisser entrer l’autre, au risque de le voir s’installer (contrairement à l’invité choisi qui en général, passe puis s’en retourne chez lui, laissant parfois un cadeau, sous la forme d’un apport à la réflexion psychanalytique) n’est-elle pas le moyen idéal pour les analystes d’accéder au plus vif de la société? N’est-ce pas une hospitalité de ce type (proche de l’hospitalité juste explicitée par Derrida[4]), sans autre loi que celle de la reconnaissance de l’inconscient, qui permet à la pratique psychanalytique de se maintenir au fait des visages, sans cesse changeants, de la société ?
Mais plus encore, faire place ainsi aux analystes laïques, n’est-ce pas aussi pour les institutions psychanalytiques, faire place à l’étranger en soi, lever un refoulement qui lui permettrait de ne rien savoir de ceux qu’elle enfante, de ceux qui naissent de son existence même. La question de l’analyse laïque est donc pour moi, moins une question de valeur (L’analyste profane a-t-il toutes les qualités requises pour exercer ?) que la question de savoir si la psychanalyse peut appliquer à elle-même les principes qu’elle applique à ses patients.
[1] Sigmund Freud, « La question de l’analyse profane » (1926), Folio Essais, Paris, Gallimard, 1985
[2] Donald W. Winnicott, « Le prix de l’indifférence à l’égard de la recherche psychanalytique » (1965), Conversation Ordinaires, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2012, p252.
[3] Monique Schneider, « La détresse aux sources de l’éthique », Editons du Seuil, Paris, 2011
[4] Jacques Derrida, Anne Dufourmantelle « De l’hospitalité », Calmann-Levy, Paris, 1997